Devoir de vérité ou droit de mentir ?

Pour St Augustin, même les menteurs aiment la vérité ; elle serait donc une quête irrépressible de l’esprit, mais est-elle une valeur morale ou un devoir ?

Avec Spinoza, le principe est simple : « L’homme libre n’agit jamais en trompeur » et doit se soumettre à la raison, laquelle ne peut dépendre d’intérêts individuels ; en paraphrasant cet esprit libre, la vérité est à la raison ce que la joie est au désir.

Dans la même veine, la morale « au fond de mon cœur » est pour Kant également issue de la raison ; dans sa sémantique singulière, elle ressortit ici à l’impératif catégorique, universel et nécessaire. En effet, l’homme est le seul vivant à disposer d’une conscience morale qui interdit de traiter comme un moyen et de vouloir pour autrui, ce qu’il refuserait pour lui.  La valeur d’une action se mesure à la possibilité de l’ériger en loi universelle, valable en tout lieu et pour tout être humain.

Il incombe d’agir non pas conformément au devoir, mais PAR devoir : c’est une morale de l’intention, de la « bonne volonté ». La morale de Kant est déontologique et indifférente aux conséquences. Le mensonge est vil, immoral et banni parce qu’il attente à la dignité de l’homme et ne peut être érigé en maxime de son action.

Dans ce contexte, pour préserver autrui, puis-je mentir sans affecter le DEVOIR de vérité, ou plus exactement de véridicité qui consiste à toujours dire ce que je crois vrai, même si je me trompe ?

Kant répond clairement non et dans tous les cas, comme avant lui St Augustin ou Thomas d’Aquin. * L’homme doit être sincère, vérace, dire ce qu’il croit vrai (= ne pas vouloir tromper), « sa » vérité qui n’est évidemment pas « LA » vérité.

Une telle exigence est apparue rigoriste à Benjamin Constant (La France de l’an 1797 : des réactions politiques) qui critique cette intransigeance froide et théorique et fait valoir qu’un tel absolu conduirait à dénoncer un ami réfugié dans sa maison, au prétexte que le mensonge est un crime. Constant ouvre la voie à un mensonge « acceptable » bienveillant et humain, induisant l’idée que la vérité est un devoir au profit de ceux qui y ont droit. Ainsi émerge l’approche conséquentialiste d’un bien et d’un mal relatifs, excluant toute vérité nuisible à autrui. Au soutien de cette morale souple et casuistique, Constant développe 3 raisons :

1-La morale de Kant est inadaptée à la vie humaine, déconnectée de la réalité.

Charles Péguy l’a résumé par un mot d’esprit « le kantisme a les mains pures, MAIS IL N’A PAS DE MAINS », saillie exprimant que cette morale ne rend pas compte des « mains calleuses, noueuses et pêcheresses », des maladresses, dilemmes ou questionnements moraux de l’homme concret. Constant invite au contraire à prendre en compte la singularité des situations, à s’ancrer dans le réel, où parfois le devoir commande de mentir par humanité, par politesse ou « par amour » proposera Jankélévitch, lorsqu’il s’agit d’éviter un plus grand mal que le mensonge.

2- Le devoir est la contrepartie d’un droit ; sans « droit » à la vérité, il n’existe symétriquement pas de « devoir » de vérité.

3- Enfin, l’homme ne doit la vérité qu’à celui qui la mérite, le respecte et ne lui nuit pas. C’est aussi la conviction d’Alain, pour qui mentir consiste à ne pas dire la vérité à qui on la doit.

Toutefois, si seuls certains sont dignes de ce devoir de vérité, se pose alors le problème de savoir qui fait la distinction entre ceux qui y ont droit et les autres…

Dans « D’un prétendu droit de mentir par humanité (1797) Kant répond et souligne que :

1-Il n’y a pas de place pour un mensonge bienveillant.

Le mensonge est une injustice morale qui porte atteinte à la dignité d’autrui, nie son humanité et sape les bases de toute société, assise sur l’idée de promesse, de parole donnée, de crédit et confiance. Le devoir a un sens moral, juridique et social. Comment vivre dans une société fondée sur l’insincérité ? 

Dès lors, mentir même « par humanité » est formellement méprisable, un « crime de l’homme contre sa propre personne ». En résumé, même inoffensif, le mensonge n’est pas innocent ; il disqualifie la source du droit et lèse le devoir irrémissible envers soi.

2-Le concept de devoir n’inclut pas en lui-même de droit symétrique.

3-Un devoir moral est un impératif catégorique, inconditionnel, qui vaut en toutes circonstances, sans exception.

Dans l’analyse de Kant, la vérité n’est pas un « bien » dont l’homme serait propriétaire et ferait don à sa convenance, mais un devoir universel, dû à et par tout le monde, sans division arbitraire de l’humanité entre les Elus qui en auraient créance et les autres à qui je pourrais mentir. Certes la vérité peut nuire, mais sans intention ; seules les circonstances peuvent être source de nuisance ; en revanche, celui qui dit la vérité fait ce qu’il doit, indépendamment des conséquences.

En outre, rien ne garantirait l’efficacité du mensonge ; si généreuse soit son intention, celui qui ment, s’expose à répondre moralement et pénalement des conséquences imprévues. Kant glisse ainsi vers une réponse juridique insatisfaisante, selon laquelle la vérité disculperait des effets néfastes qu’elle pourrait provoquer.

En réalité, au regard de son système de pensée, le dilemme moral (dire la vérité ou trahir son ami) n’existe pas et Constant ne rend pas justice à la morale kantienne, laquelle n’est pas une affaire privée ou relativiste. Une décision morale doit être inconditionnée pour prétendre à l’universalité, à l’instar des lois de la physique newtonienne. Il ne peut ici y avoir d’alternative, nul ne pouvant ériger le mensonge en règle universelle.

Chez Kant, il n’y a pas de hiérarchie des valeurs morales : une action est ou n’est pas morale : Je dois, donc je peux. La morale kantienne est résolument formelle et réservée à un sujet transcendantal, seul accessible à la pureté exigeante de l’intention. A cette aune, Kant a admis, que la terre n’avait sans doute jamais porté un seul être moral.

Entre le rigorisme spinoziste, l’absolu kantien et le devoir relatif et circonstanciel de Constant, André Comte-Sponville, propose le droit au « mensonge de bonne foi », mû par les valeurs supérieures de justice, charité ou compassion. 

A Spinoza, il oppose que l’homme, être de désir, n’agit pas toujours en homme libre et raisonnable, mais par fidélité à ce qu’il est, ou qui dès lors peut recourir au mensonge, si la sincérité lui parait devenir une forme de lâcheté, complicité ou stupidité.

Il critique aussi Kant et son devoir absolu de véracité, de « commandement de la raison » qui ne tolère pas d’exception et lui fait grief de préférer la vérité à son prochain, évoquant à ce titre un intégrisme de vérité, qu’il nomme « véridisme ». Face à la Gestapo, l’homme de cœur DOIT mentir et même si la véracité est une valeur, elle est moins élevée que celles de justice ou compassion.

En réalité, ces critiques peuvent sans doute être tamisées. Certes, le sujet moral kantien est son propre législateur et doit sans exception se soumettre à la loi qu’il édicte à titre universel.  Mais encore faut-il que cette loi ne soit pas avilie par un usage qui serait transgression. Un devoir ne peut servir de prétexte pour faire exception à un autre. Il n’est dès lors pas interdit de penser, qu’en application de ses principes et à rebours de ce que laisse planer Constant, Kant justifierait le refus de dire la vérité à des nazis ou assassins.

Jacques Varoclier

Avocat à la Cour

*St Augustin et Thomas d’Aquin semblent toutefois ouvrir la porte au mensonge par le silence et accepter l’idée que se taire n’est pas mentir.