AMARGI ou l’ardoise magique

« L’argent est plus utile que la pauvreté, ne serait-ce que pour des raisons financières » Woody Allen

Pour nombre d’économistes, la monnaie aurait remplacé le troc. Pourtant en Mésopotamie, dès 3200 avant J.-C. existait déjà un système élaboré de monnaies de compte et crédit. Aussi, les anthropologues privilégient-ils l’idée que la dette se serait imposée en premier, en tant qu’instrument de lien social.

Nietzsche a eu l’intuition lumineuse que la dette serait la racine du sentiment moral et religieux où se nouent culpabilité et devoir, comme en atteste l’adjectif « schuldig » en allemand, qui signifie à la fois coupable et débiteur. L’homme ayant par nature vocation à oublier, il a fallu le dresser. Au prix de sévères sanctions, sa mémoire est devenue une «camisole de force sociale». La peur aurait ainsi promu l’idée de dette, en frappant violemment les esprits par le recours à des châtiments sanglants. En vertu du principe selon lequel «seul ce qui ne cesse de faire mal est conservé par la mémoire», le créancier pouvait infliger souffrances au corps de son débiteur, tel Shylock prélevant sa «livre de chair» dans le Marchand de Venise.

Sans la menace de douleurs physiques et/ou morales (mauvaise conscience), l’homme n’aurait pas développé sa capacité à promettre, à engager sa parole aujourd’hui en aliénant sa liberté de demain, quels que soient les disjonctions temporelles entre les deux ou le prix à payer par le débiteur, en outre souvent tenu de donner en garantie, son corps, sa liberté, ceux de ses femme et enfants.

Au-delà de l’obligation juridique de restituer, la dette s’est ainsi imposée comme une technique de domination, réduisant l’incertitude des conduites humaines. Marcel Gauchet* souligne ainsi que depuis le péché originel, «toute société pense son sens sous le signe de la dette». En dressant l’homme à l’honorer, il devient possible de prévoir, conjecturer et jeter un pont entre le présent et l’avenir.

Cette confiance est le socle des monnaie et crédit qui ne sont pourtant qu’un artefact social, de plus fort aujourd’hui où, l’argent prêté ne correspond plus à un transfert effectif de liquidités préexistantes. En effet, un prêt bancaire est un simple jeu d’écritures emportant reconnaissance de dette de l’emprunteur. L’argent ainsi créé ex nihilo ne devient réalité qu’à travers le travail qui va devoir être fourni pour rembourser.

Consciente du risque de rupture sociale provoquée par un excès d’endettement, la civilisation sumérienne pratiquait l’annulation des dettes. AMARGI était le nom de la fête donnée à Lagash pour célébrer cette « liberté » retrouvée, signifiant le « retour chez la mère » des enfants retenus en esclavage pour garantir les dettes des parents.

Ces proclamations récurrentes au fil de l’histoire (plus de 30 entre 2400 et 1400 avant notre ère) étaient l’opportunité de grandes festivités vernales. Ainsi vers 1761 avant J-C., Hammourabi, roi de Babylone, effaça les dettes de tous les citoyens envers l’État et ses hauts dignitaires. Il fit même inscrire cette possibilité dans son fameux code, «afin de rendre justice aux opprimés». Cet acte régalien s’est imposé comme un antidote nécessaire pour apaiser le climat social et purger l’économie.

Ces exemples historiques confirment que l’argent est un jeu de société, dont les règles peuvent donc être modifiées à tout moment.
Il n’y a dès lors aucune fatalité à la dette. D’ailleurs, même les enfants savent prosaïquement qu’une ardoise s’efface!

En fait, tout dépend qui l’on veut protéger. À l’Âge du bronze en Mésopotamie, en Égypte à l’époque des Pharaons, il s’agissait des débiteurs. Certes l’économie s’est depuis complexifiée et mondialisée. Pour autant, au XXe siècle aussi, des dettes ont été annulées, au profit de l’Argentine en 2001 (- 65 % de la dette privée) ou de l’Équateur en 2006 (- 85 %). De même, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans un contexte géopolitique certes différent, l’accord de Londres du 27 février 1953 réduisit la dette allemande des 2/3 ainsi que ses taux d’intérêt, pour ne pas mettre en péril le redressement économique de la jeune République naissante. Adenauer, soucieux de restaurer la crédibilité internationale de son pays, obtenait également que le montant annuel des remboursements de la dette résiduelle n’excédât pas 5 % de celui des exportations du pays.

Aujourd’hui au contraire, tout semble privilégier le créancier. Particulier ou État, un débiteur ne doit pas faire défaut, quel que soit le prix à payer ou les contorsions nécessaires pour entretenir ce mantra. Chacun présage que la Grèce ne pourra pas rembourser ses dettes ; celles facialement assumées l’ont été par le subterfuge pyrotechnique de nouveaux crédits, aggravant encore son endettement par un cumul de commissions et intérêts vertigineux, prélevés à la source lors du déblocage des fonds. Ces financements illusoires enrichissent une élite de dignitaires, proches et complices des banksters et autres fonds vautours, mais sans profiter au pays encore plus endetté.

En 1927, Alexander Sack, ancien ministre du Tsar Nicolas II, a théorisé la notion de dette « odieuse » susceptible d’être répudiée, parce que contractée non dans l’intérêt du peuple et de l’État, mais à leur encontre.

Une telle décision d’envergure « amargiesque », pourrait donner au joli mot de fraternité, une acception économique nouvelle et marquer une reprise en mains de la finance, façon « gilets jaunes ».

«Si l’argent ne fait pas le bonheur, rendez-le» Jules Renard

* La condition politique, Collection Tel Gallimard

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