QUI MERCI PRIE, MERCI DOIT

La merci est un état de sujétion ou dépendance, voire de vie ou mort, à l’égard de qui vous y tient et à qui indulgence est demandée. Elle est aussi la grâce ainsi accordée, source d’un merci alors masculin éligible au pluriel.

Pour Jankélévitch, c’est «l’intention donatrice» qui «crée chez le gratifié un état de merci». Depuis Marcel Mauss1, nous savons qu’il n’existe pas de don sans retour. La gratitude s’impose comme le contre-don lui-même, une réponse à générosité, sous la forme d’un ample et joyeux Merci Majuscule, exprimé du « fond du cœur » et non du « bout des lèvres »2.

«La gratitude est un écho de joie à la joie éprouvée». André Comte-Sponville évoque aussi «une joie de la mémoire» ou encore la «joie d’être joyeux» pour décrire ce sentiment exilé des notions de dette, reçu ou redevable, qui n’appartient ni au registre comptable, ni à l’échange marchand, mais requiert la conscience d’un bienfait parfois immérité.

«La gratitude se réjouit de ce qu’elle doit, quand l’amour-propre préférerait l’oublier»3

Elle n’est pas une médaille remise à un bienfaiteur pour sa bonté. «L’hôte ne se distingue plus de l’hôte» (Alain Finkielkraut). C’est accepter de recevoir « de bonne grâce » l’aide d’autrui, sans se sentir humilié, vassal, obligé ou débiteur, mais accompagné, soutenu, étayé par une présence ou un concours. Elle repose sur la capacité d’être vulnérable, c’est-à-dire «accepter de se faire aider et être content de recevoir ce soutien».4

Ceux qui y voient faiblesse ou brèche sont enfermés dans une carapace d’égoïsme méfiant. Seul, le pingre du cœur se sent diminué à exprimer sa reconnaissance et préfère minorer la valeur de ce qui lui est offert. L’ingrat, barricadé dans un amour-propre refoulé, a la vanité des cœurs et esprits secs ; Harpagon d’émotions, il redoute tellement de devoir rendre qu’il lui est impossible d’être généreux.

Au contraire, celui qui reçoit avec gratitude est conscient que rien n’est dû ; il offre ses remerciements avec souriante humilité. Le merci de gratitude irradie l’émotion provoquée par une main tendue ou un bienfait reçu «des charmants jardiniers par qui nos âmes sont fleuries» (Marcel Proust). Ce merci-là n’est pas de politesse, mais sincère et chaleureux ; il affirme la joie humble d’une reconnaissance lumineuse, dont l’orgueil prive l’ingrat des effets balsamiques.

«L’orgueil ne veut pas devoir et l’amour-propre ne veut pas payer»  La Rochefoucauld (Maximes 228)

Quand elle n’est pas une posture, cette vertu anoblit le cœur, donne accès à ces chaleur et bien-être ressentis après une action positive ou généreuse. La gratitude est un «dérivé important de la capacité d’aimer»5, propice à une vision optimiste de la vie ; se sentir aimé ou reconnu, nourrit l’estime de soi, porte à l’allégresse et à la générosité, à une relation pacifiée avec autrui, perçu à nouveau comme source potentielle de joie de vivre.

La gratitude est un «élan d’amour» (Spinoza) qui conduit à «faire du bien à celui qui nous en fait».
Le don et la gratitude sont ainsi les deux faces d’un ruban de Möbius qui serait l’amour, puissance d’agir et joie distributive. Exprimer reconnaissance, c’est rendre grâce, parfois même en silence par la seule chorégraphie de regards, qui font un pas de deux.

«Bienfaiteur et obligé ont l’apesanteur en partage» Alain Finkielkraut

La gratitude est toujours un plus, un accroissement, car elle n’ôte rien à celui qui l’exprime et la met en partage. Capital fécond, elle croît avec sa prodigalité ; mieux que l’écureuil à la Caisse d’Épargne, elle fait fructifier les bienfaits, sans jamais appauvrir celui qui donne. C’est elle qui explique la vitalité, ce grand OUI à l’existence des rescapés qui ressentent qu’elle est «parcelle d’infini qui se reçoit comme la surprise d’un soleil nocturne».6

De la naissance à la mort, l’être humain donne, recueille, hérite et transmet. Sans le don et son double la gratitude, l’homme serait promis à la solitude et au ressentiment. Même si elle «a la mémoire courte» (Benjamin Constant), la reconnaissance fait ressentir un élan d’appartenance à la famille humaine où pour être heureux, il faut savoir partager, offrir et recevoir.

«Donne autant que tu prends»  Proverbe maori

«Tout ce qui n’est pas donné est perdu» Proverbe gitan

Dire merci est une preuve de sagesse dans un monde qui était là avant et continuera après nous, où pourtant chacun se croit créancier.

Réjouissons-nous de l’assonance des mots « denken » et « danken » en allemand, ou « think » et « thank » en anglais, qui font écrire à Heidegger que «Penser est remercier». Voici un bel aphorisme à placer au fronton de 2020, millésime s’affichant comme la meilleure note. Ne serait-ce alors le moment idoine pour dire merci, en offrande à la vie ?

Par Jacques Varoclier, Avocat à la Cour

 

1 Marcel Mauss, Essai sur le don, PUF, 2007

2 Myriam Monla, Gérer et comprendre, septembre 2008, p. 54

3 André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique

4 Piero Ferrucci, L’Art de la gentillesse, Pocket, 19 février 2009

5 Mélanie Klein, Envie, gratitude et autres essais, Éditions Gallimard, 1968

6 Nathalie Nabert, Un Soleil miséricordieux, Revue Études, décembre 2010, p. 672

Robert Emmons, La Gratitude, cette force qui change tout, Éditions Belfond

 

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