DÉRAPAGE(S)

L’impression est fugace, l’oscillation imperceptible, et pourtant un léger déport a lieu, discret, sans conséquence immédiate apparente, comme le mouvement zébré d’une roue de moto, tentée par une dérobade sur un sol humide.

Ce «je ne sais quoi », qui est aussi un «presque rien » n’est pourtant pas neutre. Il annonce un glissement, une dérive comme celle des continents, invisibles à l’œil nu. Avec le temps, le phénomène deviendra prégnant et décillera nos yeux. Notre conscience se réveillera alors avec une « gueule de bois », réduite à la nostalgie, faute de réaction en temps voulu et mesurera trop tard la disparition d’un bien précieux.

En effet, cette banalisation insidieuse irrigue de nombreux pans de notre vie quotidienne, marquée par une inflation galopante d’incivilités, manifestations de sans-gêne, vulgarité et offenses diverses faites aux valeurs, à l’élégance et à la culture. Au lieu d’aborder autrui avec prévenance, sourire en bandoulière, augurer plaisir ou surprise de la rencontre, chacun est à l’affût, entretient son petit égoïsme réjoui et conquérant par un mépris grandissant d’autrui. Au mieux, Ego plaide pro domo, oubliant que le droit de l’un a pour symétrie l’obligation de l’autre.

« Chacun ressent ce qui lui manque, plutôt que ce qu’il a »  Charles de Gaulle*

Ce délitement individualiste affecte le tissu social et les comportements collectifs. Il est le miroir d’un dérapage sociétal et politique incontrôlé, pouvant dériver vers un besoin d’autorité conduisant des citoyens égarés à préférer suivre la voie imposée par un « chef », dont la sévérité serait alors jugée comme une preuve d’affection. Une telle glissade résulte de subreptices lâchetés, compromissions ou renonciations, notamment aux libertés publiques et droits fondamentaux, qui ne sont pourtant pas des guirlandes de la démocratie, mais son ossature.

« La France n’est pas la patrie des droits de l’homme, elle est celle de la déclaration
des droits de l’homme » Robert Badinter

Ce fléchissement peut même advenir au sein d’un État de droit, si les citoyens baissent la garde. Ainsi paraît-il inouï, dans sa pleine acception étymologique, que notre pays puisse devenir le théâtre d’une répression brutale de citoyens parfois adolescents, revendiquant le droit de manifester pacifiquement.

« La liberté est le soleil levant » René Char

Récuser le terme avec indignation ou revendiquer le « monopole » de son usage ne suffit pas à rendre « légitime » cette « violence d’État »**, surtout lorsque les rapports sociaux sont empreints de tensions, inquiétude, aigreur ou rancœur. Si un État, socle de la nation, doit par nature être fort institutionnellement, il n’est pas de sa grandeur de se livrer à des démonstrations de force, dignes de Hong-Kong ou Singapour.

« Cette force (publique) est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée » (art. 12 DDHC)

Pour être respectés, ses agents doivent être respectables et a minima ne pas mettre en danger la vie de citoyens qu’ils sont censés protéger. Une police devrait être polissée, à l’instar de celle idéale, décrite par Ian Blair, l’ancien patron de Scotland Yard, «visible, amicale et pour l’essentiel sans armes ».

À défaut, il faut craindre l’éruption d’une société déjà fracturée et à fleur de haine, exaspérée et éprouvée par ces errements injustifiables ou les inconvenances répétées de quelques petits marquis, élus ou ministres nourris au Prytanée, déconnectés du réel et pour certains si peu dignes de leurs mandats ou fonctions.

« Discorde au clair ! Présentez hargne ! » Patrice Delbourg***

Gardons-nous de généralisation amère, mais surtout d’une fatigue de Justice et Liberté, à peine de laisser le populisme ou la colère évincer la raison et la démocratie devenir un accident de l’Histoire. L’on ne sanctionne pas un abus par la suppression d’un droit. Comme pour l’environnement ou la biodiversité, un réveil de la vitalité citoyenne s’impose pour réapprendre à faire communion autour des mots-lumière de notre devise.

Pour retisser le lien social, l’État devrait stopper l’ascension de mesures ou complaisances liberticides, restaurer éthique et confiance par l’exemplarité et la tempérance de ses représentants ou usufruitiers temporaires du pouvoir, favoriser un meilleur partage de la prospérité et avoir une vision exigeante pour l’avenir de son peuple.

 

* De Gaulle, Mémoires d’Espoir, Éditions Plon, 1970

**Gilets jaunes, une répression d’État, documentaire coréalisé par Cléo Bertet, Matthieu Bidan et Mathieu Molard, en libre accès sur YouTube, sur le site indépendant StreetPress

*** Fils de Chamaille, Castor Astral. Collection Escales des lettres

 

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