La sociabilité des porcs-épics

Tous les vivants, animaux végétaux minéraux ou humains, sont mus selon Schopenhauer par un élan, une énergie inépuisable et implacable que le philosophe dénomme « volonté ». Jamais elle ne désempare puisqu’elle s’exprime sous la forme d’un inextinguible désir de vivre ; pourtant à peine satisfait le manque devient tourment condamnant l’homme à osciller entre la souffrance et l’ennui.

Schopenhauer illustre ce balancier pessimiste par la parabole des porcs-épics condamnés à vivre entre deux maux, la solitude glacée ou la proximité mordante. En effet, s’ils restent éloignés les uns des autres, ils souffrent du froid ; s’ils se resserrent pour se tenir chaud, les piquants de leurs congénères s’enfoncent dans leur chair. Ils doivent donc choisir une juste distance.

Pour l’Homme  qui connait aussi ce va et vient continuel entre l’esseulement et la promiscuité, cette bonne distance est la politesse. Elle est l’illustration de l’eumétrie, de l’espace nécessaire pour qu’un individu puisse exister et s’épanouir dans une communauté. Sa racine « poli » désigne la cité-état grecque qui appelle à  l’urbanité de l’individu réputé civilisé. Elle a aussi pour généalogie le latin « politus », via l’italien « polito » qui signifie lisse, propre ou brillant pour avoir été égrisé. Cette étymologie induit aussi une forme de raffinement.

« Art des signes » ou « gymnastique de l’expression » pour Alain, la politesse est un simulacre destiné à préserver la forme et favoriser l’apparence. Elle apparait alors artifice ou parure. « Indifférence organisée » selon Paul Valéry, elle est l’expression d’un ensemble de règles de bienséance et courtoisie érigées pour le respect formel de l’autre ; elle définit ainsi une éthique de la rencontre. Code de vie sociale, elle  instaure une civilité, régissant tant le langage que les comportements sociaux et favorise ainsi la reconnaissance d’autrui, son droit à être différent et respecté comme tel. Comme le droit, la politesse est un facteur de reliance sociale.

La politesse n’est pas innée mais culturelle, apprise, transmise ou enseignée, au point parfois d’asphyxier la sincérité et faire souffrir  Alceste qui enrage contre l’hypocrisie corrosive des façades sociales. Rousseau aussi s’insurgera contre « ce voile uniforme et perfide » cette  « urbanité si vantée que nous devons aux lumières de notre siècle »
Déjà Kant la qualifiait de « monnaie de papier » tout en soulignant qu’elle était propice à une sociabilité aimable. Quant à la Bruyère,  toujours prompt et habile à dépeindre l’humanité, il observe qu’elle « fait paraître l’homme au dehors comme il devrait être intérieurement »
En ce sens, la politesse est un « canada dry » de morale qui lui sert d’exemple en favorisant les conditions de son émergence ; elle ne saurait pourtant être sans valeur si elle promeut les bonnes manières en préliminaires des bonnes actions. Elle peut même se rapprocher de la vertu  lorsqu’elle devient expression de la bonté ou politesse du cœur, celle de l’empathie exprimant générosité, douceur et bienveillance.

Normes apprises pour rendre supportable la vie en communauté ou élégance de l’esprit,  qualité purement formelle ou expression de savoir-vivre et délicatesse dans les échanges sociaux, elle demeure une voie d’équilibre, une étiquette de vie personnelle et un moyen de s’exprimer parfois avec nuances, pudeur et aménité pour ne pas offenser. Elle agrémente alors la vie en société comme un sourire éclaire un visage et s’érige en art de savoir être proche sans être près.

Jacques Varoclier