La loi du hasard

« Ce n’est qu’au regard d’un monde de buts que le hasard a un sens » (Frédéric Nietzsche).

Al-zahr en arabe désigne le jeu de dés lequel en latin se nomme aléa. C’est dire si le mot a une parenté étroite avec le jeu et par extension avec ce qui échappe à l’explication, la répétition, la prévision ou la planification.

Comme Spinoza pour qui tout est explicable et obéit à des lois, Voltaire estime que le hasard est le nom donné « à la cause ignorée d’un effet connu ».

Angoissé par un monde sans explication ni légitimité apparente, l’être humain a toujours eu  besoin de pouvoir anticiper, voire prédire. Il a commencé par consulter l’oracle puis l’astrologue pour mettre les chances de son coté ;  de même le joueur qui souffle sur les dés avant de les jeter semble faire la cour à la chance en tentant de séduire la déesse Fortune, qui, clin d’œil, partage avec Diké, celle de la Justice, d’avoir les yeux bandés…

Nul ne peut nier la causalité nécessaire entre la façon de lancer les dés et les numéros qui apparaîtront sur le tapis ; il existe une détermination liée au jet mais en revanche aucune finalité ni intention de quiconque, même si, à la nécessité du geste se superpose l’intention psychologique du joueur. C’est d’ailleurs pourquoi la raison avec un R n’aime pas le hasard en ce qu’il s’apparente à une forme de superstition.

En réalité, le hasard exprime notre incapacité à comprendre ou prendre en compte toutes les causes d’un phénomène.

Le dessin d’une dune de sable n’est qu’un effet induit de l’obéissance aveugle du vent aux lois de la physique, en dehors de toute intention esthétique.

Ainsi, nous évoquons le hasard quand deux événements rares se produisent sans lien de causalité apparente.

Le Bret enrage que son ami Cyrano puisse mourir assommé par une poutre ; pourtant la chute d’une tuile, dans le paradigme mécaniste de Descartes ou de Galilée, ne suscite aucune indignation car s’explique comme l’effet d’une série de causes ; il ne serait pas sérieux de soutenir que la tuile tombât exprès !

C’est aussi la thèse d’Augustin Cournot (Essais sur les fondements de nos connaissances) pour qui le hasard ne serait que la rencontre fortuite de plusieurs séries causales, un événement « né de l’indépendance ou la non-solidarité entre diverses séries de causes ».

Le vrai hasard ne serait plus alors l’explication de notre ignorance mais une interférence  contingente de la nécessité objective de séries causales indépendantes, au point que notre conscience y décèlerait intention là où il ne s’agit que d’un possible parmi tant d’autres, la nature étant dénuée de motivation ou finalité. « Cet univers ne nous a rien promis » (Alain)

Ainsi la formation de la Terre ou la naissance de la vie ne semblent résulter que d’une combinaison inouïe d’événements. Jacques Monod (Le Hasard et la nécessité) souligne cette extrême improbabilité statistique de la vie au point de faire du hasard l’auteur de ce prodige. Toutefois, cette vision repose sur une conception linéaire de la causalité, alors qu’il se pourrait qu’elle fût circulaire, globale et acausale, induisant alors une permanente interaction.  Le principe darwinien  ne suffirait alors plus à expliquer la prodigieuse intelligence créatrice de la vie.

Tel est l’enseignement de la physique quantique, laquelle insiste sur l’absence de « localité » de la réalité, l’univers entier contribuant à l’apparition de chaque événement, à l’instar de l’exemple célèbre du battement d’ailes de papillon. Cette  conception synchronique d’une cohérence globale exclurait le hasard qui ne serait  convoqué qu’à raison de notre perception fragmentaire.

Dès lors, si le règne de la nature ne tend vers aucun achèvement et la causalité agit sans rime ni raison, une fois encore Shakespeare le visionnaire aurait raison en faisant dire à Macbeth « la vie est une histoire pleine de bruit et de fureur racontée par un idiot et qui ne signifie rien».

Jacques Varoclier