ROUGE, NOIR, PAIRS ET GAGNENT

Dimitri Houtcieff

Par Dimitri Houtcieff, Agrégé des facultés de droit et Professeur à l’Université Paris-Saclay

Ou le Palais a ses raisons que l’École n’ignore pas.

Le garde des Sceaux déclarait il y a peu devant la conférence des Bâtonniers que « ce que l’on n’acquiert pas à la Faculté est précisément ce qui est le plus précieux dans la vie professionnelle : l’esprit juridique. C’est d’ailleurs en ce sens que l’examen d’entrée [à la profession d’avocat] a été réformé ».

Certes, les professionnels du droit donnent parfois le sentiment qu’ils se tiennent dans une réciproque et dédaigneuse indifférence, selon qu’ils arpentent les amphithéâtres ou les salles des pas-perdus. Les premiers tiennent volontiers les seconds pour ignorants des vrais principes. Les seconds se représentent parfois l’universitaire en théoricien coupé de la pratique. Ces préjugés n’épuisent heureusement pas la réalité.

Il est vrai que la doctrine a semblé un temps s’éloigner des prétoires. Il était même sous le manteau parfois déconseillé à l’impétrant espérant l’agrégation de se frotter à la pratique, comme si l’avocat était le marchand du temple, dont le professeur se croyait gardien. Les temps changent heureusement : après tout, quel patient chercherait le secours d’un professeur de médecine qui n’aurait jamais connu de malade ? Cette évolution n’est au vrai qu’un retour aux sources : Charles Demolombe comme Charles Rau furent avocats, Aubry fut conseiller à la Cour de cassation que présida Troplong.

Aujourd’hui comme jadis, il faut se réjouir de ce que des avocats apportent leur concours aux missions de l’Université, pendant que des professeurs n’hésitent pas à troquer le pourpre de la toge contre le noir de la robe. Théorie et pratique, c’est tout un : la première se bâtit sur l’expérience du réel ; la seconde se nourrit de cette substantifique moelle. Trop nombreux demeurent ceux qui feignent encore de l’ignorer. Cette prise de conscience est pourtant nécessaire à l’enseignement du droit, donc à l’avenir même de la profession d’avocat. Voici pourtant que l’examen d’entrée au barreau est réformé au prétexte de retrouver « l’esprit juridique » censément perdu par les facultés. C’est bâtir sur du sable. Nulle réforme ne sera pérenne ou profitable, tant que l’École et le Palais, se croyant rivaux, ne marcheront pas ensemble vers le rivage…

Visuel : Dimitri Houtcieff