La prévision historique et la juridique trinité

En droit de la responsabilité, le justiciable doit prouver une faute, un dommage et un lien de causalité afin de vérifier l’origine du préjudice excipé. Le code civil exige un lien direct devant transcender la coïncidence. Ce lien ne fait l’objet d’aucune définition légale mais est au coeur de la responsabilité civile, l’élément sans lequel faute et préjudice demeureraient orphelins et inopérants. Il appartient au juge de l’apprécier en déterminant la cause « adéquate » au sens quasi spinozien de cause exacte ou du moins prépondérante, celle qui assurément provoquerait le même dommage à condition identique. Ainsi, parmi les antécédents d’un dommage, le juge recherche le fait générateur nécessaire sans lequel l’effet ne se fût pas produit.

Cette démarche s’inspire du raisonnement contrefactuel que l’historien Paul Veyne appelle « la prévision historique » consistant à remonter dans le temps pour tenter parmi les causalités possibles de déceler celle objectivement nécessaire à la production du résultat.

« Par son caractère probabiliste, l’explication causale incorpore au passé l’imprévisibilité qui est la marque du futur et introduit dans la rétrospection l’incertitude de l’événement » Paul Ricoeur Temps et récit, pp. # 331-332, Seuil »

Dans cet esprit, le Professeur Dejan de la Bâtie développe la théorie de « l’empreinte continue du mal » qui se propage jusqu’à la victime, invitant le juge à retracer le cheminement ininterrompu qui va de la victime au mal, via une série de réponses à la question « Pourquoi ? ».

Ce processus régressif permet d’instaurer le lien entre le dommage et la faute originelle, sans laquelle rien ne se serait ensuivi. Il consiste à vérifier en premier lieu si le dommage serait advenu sans la faute, puis si cette faute est causale au point d’expliquer son lien direct avec le préjudice.

Ainsi la faute d’un automobiliste sans permis joue un rôle (s’il s’était abstenu de conduire, l’accident n’aurait pas eu lieu) mais n’est que l’occasion et non la cause du dommage, l’accident n’étant pas dû à l’irrégularité administrative.

Lorsque l’équité l’impose et en l’absence de support législatif, les juges se réfèrent à l’ensemble des faits ayant joué un rôle dans la survenance du dommage. C’est la théorie de « l’équivalence des conditions » qui prend en compte tout événement antérieur sans lequel le dommage n’aurait pas eu lieu.

Enfin parfois, afin de mieux protéger les victimes, le lien de causalité est quasi présumé par la jurisprudence ou par la loi (procès du sang contaminé ou loi Badinter sur les accidents de circulation).