Estimation n’est pas Évaluation (ou le dénouement conflictuel d’une cession de droits sociaux)

Dès son entrée au capital, l’investisseur ou le capital-risqueur anticipe les modalités de sa sortie dans un pacte d’associés. Diverses occurrences (sortie conjointe, cession forcée, clauses d’exclusion, de good leaver, de buy or sell…) sont envisagées, pouvant conduire à une sortie contrainte d’un actionnaire. Cette forme d’éviction requiert l’indemnisation corrélative du titulaire des droits sociaux.

Les associés peuvent certes définir des règles conventionnelles de valorisation des titres ou spécifier une méthode en veillant à ce que le prix de la cession, fût-elle forcée, soit aisément déterminable.

Néanmoins, cette liberté contractuelle a pour limite l’émergence d’un différend. En effet dès qu’il porte sur le quantum des sommes dues, la jurisprudence exige qu’il soit déterminé à dire d’expert, au visa de l’article 1843-4 du Code civil. En l’absence d’accord des parties sur sa nomination, cet homme de l’art est désigné par le Président du Tribunal statuant en la forme des référés, sa décision étant sans recours (sauf excès de pouvoir).

Les dispositions de cet article font obstacle à toute intrusion du juge dans la fixation de directives ou instructions imposées à l’expert ; le juge ne peut en effet encadrer sa mission en l’assujettissant à des paramètres d’évaluation. La loi veille à ce que cet expert dispose d’une totale latitude d’appréciation au point même d’être libéré du respect du principe du contradictoire.

Faculté ou obligation

Telle est la différence principale avec le tiers-estimateur visé à l’article 1592 du Code civil qui ne tranche pas un litige mais quantifie un prix déterminable selon des critères conventionnels. Les parties qui le choisissent seront d’ailleurs avisées, pour éviter tout risque de nullité pour indétermination du prix, de prévoir un substitué au cas où ce tiers déclinerait sa mission, laquelle consiste en effet à calculer le prix définitif d’une cession de titres.

A la faculté de l’article 1592 s’oppose notamment en cas de refus d’agrément, retrait ou exclusion, l’obligation de l’article 1843-4 en exécution duquel l’expert impose à tous une valeur qui fait loi (sauf erreur grossière donc rare).

Il peut retenir les critères qu’il juge pertinents, sans pression ni contrainte. Cette liberté absolue n’est d’ailleurs pas nécessairement incompatible avec l’application de paramètres stipulés dans le pacte d’associés. Toutefois, dès survenance d’un désaccord, toute clause dérogatoire est réputée non écrite, en application de l’article 1844-10 alinéa 2 du Code Civil. L’expert est alors hors-cadre, libéré de toute règle ou justification, sa décision étant souveraine et son devoir de garantir une juste et libre évaluation des droits du cédant contraint.

Le caractère d’ordre public de l’article 1843-4 s’explique par la volonté du législateur d’empêcher toute spoliation ou expropriation d’un associé, quelle qu’en soit l’origine (loi, statuts ou pacte d’actionnaires).

Résister au syndrome du modèle

Voilà pourquoi les conventions qui régissent les prises de participation ne peuvent être traitées comme de la « documentation juridique ». La rédaction de ces contrats suppose une connaissance actualisée de la jurisprudence et doit être inspirée par les créativité et imagination juridiques, éclairées par une expérience du contentieux d’associés.

Seul le soin juridique apporté à l’écriture des actes conclus fera la différence si le dossier devient contentieux et doit subir l’épreuve du feu judiciaire ; C’est à ce moment et à ce moment seulement que l’investisseur saura si son acte est efficient et protecteur de ses intérêts.

Jacques Varoclier